20 décembre 2022. Dans une lettre commune adressée aux représentants de l'Union européenne (UE), les organisations de défense des droits humains signalent l'urgence de mettre fin à l’aide militaire à l’armée rwandaise apportée dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix. Ensemble, elles demandent instamment aux gouvernements de l'UE de condamner publiquement et fermement toute collusion ou coopération avec les groupes armés actifs à l’est de la RDC, et en particulier le soutien du Rwanda au M23 et de nommer un.e envoyé.e spécial.e de l'UE dans la région pour faciliter les processus de dialogue entre les parties prenantes.
Monsieur le Haut Représentant / Vice-Président de l’UE,
Mesdames et messieurs les Ministres des Affaires étrangères des États membres de l'UE,
Alors que l’Union européenne (UE) etses Etats membres élaborent leur nouvelle stratégie pour les Grands Lacs, 7 organisations et plateformes de la société civile européenne expriment leur profonde inquiétude face à l’escalade de la violence et la dégradation de la situation humanitaire dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Nous condamnons fermement les exactions contre les civils dans les provinces du Nord et Sud Kivu et de l’Ituri, et demandons à l’UE et ses Etats membres d’agir de manière ferme, unie et cohérente afin de soutenir le processus de paix amorcé dans la région des Grands Lacs. La crise ukrainienne ne devrait pas détourner l’attention de l’UE des autres conflits dans le monde. L’UE se doit de respecter les valeurs des droits humains qu’elle promeut et de mettre les intérêts des populations affectées par les conflits dans la région des Grands Lacs au-delà de tout intérêt européen sur le continent.
Les organisations signataires sont vivement préoccupées par l’adoption récente par le Conseil de l’Union Européenne d’une mesure d’assistance d’un montant de 20 million d’euros pour soutenir le déploiement de l’armée rwandaise pour combattre une insurrection islamiste au Mozambique, dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP). Le soutien à l'armée rwandaise pour les opérations conduites au Mozambique ne peut être dissocié du contexte qui prévaut actuellement à l'est de la RDC et du soutien de cette même armée aux rebelles du Mouvement du 23 mars (M23). La décision de l’UE d’octroyer cette enveloppe à l’armée rwandaise a profondément choqué l’opinion publique congolaise et nos partenaires congolais de la société civile, alimentant ainsi des doutes quant à la sincérité de l’engagement de l’UE pourla paix dansla région des Grands Lacs. En particulier, des analysesfaisant état de la défense d’intérêts de l’entreprise française TotalEnergies à Cabo Delgado au Mozambique comme facteur important dans la prise de cette décision sont inquiétants. Cette mesure risque de compromettre les efforts déjà fournis pour la stabilité, la sécurité et le développement de la région, et entache sérieusement l’image de l’UE et des organisations européennes œuvrant pour la justice et la paix en RDC. Le Dr Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la Paix et du Prix européen Sakharov pour son combat pour la défense des droits des femmes et pour la paix – s'est lui-même dit “scandalisé” par cette mesure. Il est dès lors crucial pour l’UE de changer de cap.
Regain des tensions dans la région des Grands Lacs
La résurgence au Nord-Kivu du groupe armé M23 depuis novembre 2021 accroit la tension dans la sousrégion, en particulier entre le Rwanda et la RDC. Selon le Groupe d’experts de l’ONU, Human Rights Watch et la diplomatie américaine, le M23 est soutenu par le Rwanda. Kigali conteste en retour, accusant Kinshasa de collusion avec les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR). De fait, des unités de l’armée congolaise ont collaboré cette année avec des groupes armés responsables d’abus, dont les FDLR, dans le cadre des opérations contre le M23. Cette connivence entraine une complicité de l’armée congolaise dans les exactions de ces groupes armés, et le gouvernement congolais devrait y mettre immédiatement fin. Cependant, ceci ne saurait en aucun cas justifier le soutien du Rwanda ou de tout autre pays de la région au M23.
Par ailleurs, l’insurrection du M23 ne doit pas faire oublier les autres groupes armés présents dans la région qui continuent d’opérer sur le sol congolais. Pour les seuls trois derniers mois, le Baromètre sécuritaire du Kivu a enregistré près de 400 meurtres de civils par les groupes armés dans l’est de la RDC, sans compter les exactions commises par le M23.
En dépit de l’appel à un cessez-le-feu suite au mini-sommet de Luanda du 23 novembre 2022, dans le cadre des efforts de médiation régionale, des exactions graves ont été perpétrées le 29 et 30 novembre à Kishishe et Bambo, deux villages du Nord-Kivu occupés par le M23. Une enquête préliminaire menée par le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) et la MONUSCO, dont les conclusions ont été publiées le 7 décembre, évoque des exécutions sommaires par balles ou à l’arme blanche. Le bilan provisoire fait état de 131 victimes civiles, parmi lesquels 102 hommes, 17 femmes et 12 enfants, tués au cours d’actes de représailles. L’enquête fait aussi état de plus d’une vingtaine de viols sur des femmes et des filles.
Crise multi-dimensionnelle et déstabilisation de la région
La situation sécuritaire qui prévaut dans la province du Nord-Kivu exacerbe les besoins humanitaires qui sont aujourd’hui considérables. Les violences ont provoqué le déplacement de plus de 450 000 civils. À cela s’ajoute une escalade des discours de haine intercommunautaires et une méfiance grandissante à l’égard de certaines puissances étrangères, dont l’UE, ainsi que de la MONUSCO.
La crise multi-dimensionnelle qui traverse l’est de la RD Congo depuis de nombreuses années alimente une instabilité chronique, freinant ainsi le développement de la région dans son ensemble et fragilisant le processus de construction de l’Etat congolais. À une année de l’échéance électorale en RDC, le regain des tensions régionales, conjugué aux nombreux défis internes que posent l’organisation des élections, fait peser un risque important sur la stabilité de la région à plus long terme.
Recommandations
L’UE et ses Etats membres devraient prendre un positionnement clair et ferme face à l’escalade du conflit dans l’est de la RDC et condamner toutes violations de la souveraineté territoriale qui menacent la stabilité de la région. L’UE et ses Etats membres devraient :
- Condamner publiquement et fermement toute collusion ou coopération avec les groupes armés actifs dans l’est de la RDC, et en particulier le soutien du Rwanda au M23. À ce titre, la pression et la suspension de l’aide au Rwanda par plusieurs puissances étrangères en 2012 avait contribué à la désescalade du conflit.
- Suspendre immédiatement l’aide militaire à l’armée rwandaise apportée dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix et conditionner son soutien à un engagement préalable de retrait du soutien de l’armée rwandaise au M23.
- Imposer de nouvelles sanctions à l’encontre des auteurs de violations des droits humains dans l’est de la RDC et à leurs soutiens à l’étranger. L’UE devrait étendre les sanctions ciblées pour inclure les personnes reconnues responsables de graves exactions, ainsi que les hauts fonctionnaires de toute la région complices des exactions des groupes armés.
- Nommer un.e envoyé.e spécial.e de l’UE dans la région pour faciliter les processus de dialogue entre les parties prenantes et témoigner de la volonté de l'UE de s'engager activement pour la paix dans la région. La mise en place d’un.e envoyé.e spécial.e pour la région pourrait aider à renforcer la concertation entre les différentes chancelleries et délégations de l’UE dans la région, contribuant ainsi à une politique plus cohérente de l’UE.
- Accroitre son financement de l’aide au développement et de l’aide humanitaire en faveur de la RD Congo. Dans un contexte fragile de crises prolongés comme celui de la RDC, l’engagement de l’UE envers la programmation Nexus dans l’est de la RDC demeure de la plus haute importance.
Organisations signataires
- FIACAT (Fédération internationale des ACAT)
- FIDH (Fédération internationale pour les droits humains)
- MISEREOR
- Open Society Foundations-Europe and Central Asia
- PAX
- SOLSOC
- TLP (Tournons La Page)